IA et rénovation du patrimoine : quand la technologie fait parler les pierres

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Le jumeau numérique d’une précision millimétrique de la Basilique Saint-Pierre de Rome (Vatican – Italie).

Rénovation
Décryptage
Durée de lecture : 9 min 9 min
04/06/2025

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Des voûtes majestueuses de la Basilique Saint-Pierre aux arabesques de l’Alhambra, le patrimoine architectural témoigne de notre histoire collective. Bâtiments durables par nature, leur longévité est cependant mise à mal, car face à l’érosion du temps, aux menaces environnementales et aux conflits, préserver ces trésors est devenu un défi. C’est dans ce contexte que l’intelligence artificielle révolutionne aujourd’hui les approches traditionnelles de conservation, apportant précision, rapidité et efficacité à chaque étape de la restauration.
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Les algorithmes d’intelligence artificielle (IA) repoussent les frontières de la conservation patrimoniale à travers le monde. Si certains enrichissent simplement les méthodes traditionnelles, d’autres bouleversent l’approche même de la préservation, transformant une démarche souvent curative en une science préventive. Un changement de paradigme qui mobilise conservateurs, restaurateurs, data scientists et développeurs dans une collaboration inédite.

À RETENIR
Préserver l’histoire à l’ère numérique : face à l’érosion du temps, aux menaces environnementales et aux conflits, l’IA devient un outil stratégique de sauvegarde du patrimoine.
Du curatif au préventif : l’analyse prédictive transforme la restauration en une démarche d’anticipation.
Des jumeaux numériques pour anticiper les menaces : modélisations 3D et simulations climatiques redéfinissent la conservation.
Des fragments recomposés grâce aux algorithmes : l’IA relève les défis techniques jadis jugés insurmontables.
Une nouvelle gouvernance du patrimoine : l’IA implique une collaboration inédite entre experts du patrimoine, data scientists et acteurs technologiques.

Un diagnostic à la précision millimétrique

L’IA ne se contente pas d’observer les monuments historiques, elle les ausculte dans leurs moindres détails. Plus qu’un simple outil d’analyse, elle assiste au plus près les conservateurs en étant capable de détecter l’invisible et d’anticiper les risques avant qu’ils ne deviennent critiques.

La Basilique Saint-Pierre de Rome (cf. visuel d’introduction) illustre parfaitement cette révolution technologique. Le Vatican, associé à Microsoft et à la start-up française Iconem, a entrepris une numérisation inédite de ce joyau architectural. Le résultat ? Près de 400 000 photographies haute résolution traitées par intelligence artificielle pour créer un jumeau numérique d’une précision millimétrique. Au-delà de la simple modélisation, les algorithmes croisent ces données géolocalisées avec les archives historiques, dévoilant l’invisible. Des microfissures aux zones de fragilité structurelle, l’IA détecte les signes précurseurs de dégradation. Plus surprenant encore, cette analyse numérique révèle des secrets de construction insoupçonnés : techniques d’assemblage oubliées, matériaux spécifiques utilisés par les bâtisseurs de l’époque, détails architecturaux dissimulés sous les couches du temps. Ces découvertes permettent aux restaurateurs d’anticiper et de programmer leurs interventions avec une précision inédite, assurant la pérennité de cet illustre monument.

L’IA est capable de détecter l’invisible et d’anticiper les risques avant qu’ils ne deviennent critiques.Cette approche innovante trouve un autre terrain d’application au Portugal, où les chercheurs de l’Université du Minho révolutionnent la préservation des azulejos. Ces carreaux de faïence emblématiques, héritage de l’art manuélin, un style architectural typique du Portugal, tapissent depuis le XVe siècle les monuments et bâtiments du pays de leurs motifs géométriques ou figuratifs. Face aux multiples menaces qui pèsent sur ce patrimoine unique — détachements, fissures, colonisation biologique, graffitis — les méthodes traditionnelles d’inspection visuelle montrent leurs limites. Une équipe de chercheurs a donc développé deux systèmes d’intelligence artificielle complémentaires : l’un capable d’identifier avec précision si un carreau est endommagé, l’autre analysant la nature exacte des dégradations. Une innovation qui ouvre la voie à une surveillance systématique et préventive de ce trésor national.

 Pour préserver les azulejos (carreaux de faïence typiques des façades historiques au Portugal), l’intelligence artificielle identifie si un carreau est endommagé et analyse la nature des dégradations

La restauration entre dans une nouvelle ère

Si l’intelligence artificielle transforme le diagnostic, elle révolutionne également les techniques mêmes de restauration. De la reconstitution de fresques millénaires à la simulation d’interventions complexes, les technologies numériques ouvrent un champ des possibles jusqu’alors inexploré.

En collaboration avec l’Université de Grenade, le site de l’Alhambra (Espagne) développe un jumeau numérique d’une précision inédite. Plus qu’une simple copie virtuelle, il permet aux équipes de conservation d’anticiper les menaces. Face au changement climatique qui intensifie les risques, les conservateurs peuvent désormais simuler l’impact des séismes — particulièrement préoccupants dans cette zone située entre les plaques eurasienne et africaine — des vents violents, ou des événements climatiques extrêmes. Ce laboratoire virtuel offre ainsi un espace sécurisé pour tester différentes solutions de préservation. Une approche préventive cruciale pour conserver ce joyau architectural du XIIe siècle.

À Grenade en Espagne, l’Alhambra fait de ses 3 450 m² de palais, jardins et fortifications un véritable laboratoire d’innovation pour la préservation du patrimoine.

L’IA redéfinit également les méthodes de restauration en s’attaquant à des défis jusqu’alors insurmontables. À Pompéi, le projet RePAIR illustre cette évolution : des milliers de fragments de fresques, dispersés depuis l’éruption de 79 après J.-C., mais aussi lors des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, retrouvent enfin leur place d’origine. Face à ces puzzles géants qui décourageaient même les restaurateurs les plus chevronnés, l’intelligence artificielle apporte une solution inédite. Dans la Maison des Peintres au Travail, les algorithmes analysent chaque fragment, identifient les correspondances et guident la reconstitution des œuvres. Une démarche technologique qui permet de sortir des entrepôts des trésors archéologiques jusque-là impossibles à restaurer.

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Sur le site archéologique de Pompéi (Italie), les chercheurs ont mis au point dans le cadre du projet RePAIR, un système capable de scanner chaque fragment et les manipuler pour les remettre à leur place originale. © Parco archeologico di Pompei.

Une conservation proactive et globale

Si la restauration est essentielle, la véritable révolution réside dans notre capacité à prévenir plutôt que guérir. L’intelligence artificielle éclaire ainsi d’un nouveau jour la surveillance des monuments historiques. Face aux menaces croissantes du changement climatique ou des instabilités politiques, l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine (ALIPH), Iconem, Microsoft et Planet, l’un des principaux fournisseurs d’imagerie satellitaire quotidienne et de solutions analytiques à l’échelle mondiale, se sont unis pour lancer HeritageWatch.AI. Cette organisation indépendante à but non lucratif se consacre à la prévision et à l’analyse des risques à court et long termes qui pèsent sur le patrimoine. Son objectif : exploiter les images satellite et l’IA pour protéger l’héritage patrimonial mondial. 

Du Sahel, où l’architecture de terre subit les assauts de la désertification, aux patrimoines côtiers menacés par la montée des eaux, en passant par les zones en conflit, cette sentinelle numérique permet d’identifier les zones en crise, d’anticiper et de mettre en œuvre des mesures de conservation ou d’atténuation avant que les dommages n’arrivent et deviennent irréversibles.

 Modélisations 3D de la citadelle d’Alep (Syrie) réalisées dans le cadre du programme HeritageWatch.AI. Cette technologie permet à la fois d’analyser les dommages existants et d’identifier les zones de fragilité, guidant ainsi les experts dans l’élaboration d’un plan de conservation pour sauvegarder ce monument menacé d’effondrement.

Cette approche préventive s’accompagne d’une révolution dans la gestion des données historiques. En centralisant et analysant des milliers de documents d’archives, photos et relevés, l’IA aide les experts à prendre des décisions éclairées en temps record. Dans un autre contexte, à Palmyre, en Syrie, cette puissance de calcul a permis de reconstituer virtuellement des monuments détruits par les conflits, en combinant des milliers de photographies et scans laser d’avant-guerre. Un travail titanesque qui ouvre la voie à de futures restaurations tout en sauvegardant la mémoire de ces trésors disparus.

Du diagnostic haute précision à la restauration assistée, en passant par la surveillance proactive, l’intelligence artificielle permet donc aux conservateurs et restaurateurs d’enrichir leur expertise et d’intervenir plus efficacement et plus précisément que jamais. Cette alliance entre intelligence artificielle et savoir-faire traditionnel ouvre ainsi de nouvelles perspectives pour la préservation, et donc la durabilité de notre patrimoine culturel.

Si l'intelligence artificielle révolutionne la préservation du patrimoine, elle transforme tout autant le secteur de la construction durable. Là où les algorithmes permettent de modéliser un monument historique pour anticiper sa dégradation, le generative design exploite la puissance de calcul de l'IA pour explorer en quelques minutes des centaines de scénarios de construction possibles. Patrimoine historique et construction durable deviennent ainsi deux laboratoires d'innovation complémentaires, où l'intelligence artificielle aide à préserver l'héritage du passé tout en construisant celui des générations futures.


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