GRAND ENTRETIEN : Comment reconstruire dans les zones frappées d’urbicide ?

Urbanisation
Point de vue
Durée de lecture : 9 min 9 min
18/06/2025

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Architecte et professeure à l’Université américaine de Beyrouth, Salma Samar Damluji travaille au Moyen-Orient pour reconstruire des zones frappées d’urbicide, la destruction violente et systématique des villes. Sa vision de la reconstruction est inspirée par l’histoire et portée par l’exigence de durabilité. Comment s’appuyer sur les savoir-faire locaux pour donner naissance à des projets ancrés dans notre époque ? Comment reconstruire sans reproduire les erreurs du passé ? Elle y répond dans ce grand entretien.
Architecte et professeure à l’Université américaine de Beyrouth, Salma Samar Damluji s’engage depuis plus de trente ans pour la reconstruction des zones de guerre au Moyen-Orient. Elle est cofondatrice de la Daw’an Mud Brick Architecture Foundation et membre du jury du Global Award for Sustainable Architecture™.
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Les 5 idées clés :
Reconstruire après un urbicide exige une approche globale : sécurisation, recyclage des matériaux et diagnostic précis sont les premières étapes.
Les savoir-faire locaux sont une ressource clé : terre crue, pierre ou pisé offrent des solutions durables et efficaces.
Tradition et modernité peuvent coexister : les techniques anciennes comme les murs en terre crue ou la ventilation naturelle sont combinées à des outils actuels, comme l’impression 3D.
Les populations jouent un rôle central : former les habitants accélère et renforce le processus de reconstruction.
L’environnement fait partie intégrante du projet architectural, car restaurer l’irrigation et la végétation relance l’économie et permet aux populations de rester sur place.

Face à la destruction des villes et des infrastructures au Moyen-Orient, quelles sont les premières étapes à mettre en place pour amorcer une reconstruction résiliente ?

La destruction des villes cible en premier lieu leurs infrastructures -les réseaux d’électricité, d’égouts, d’eau et les services du quotidien-, pour paralyser leur fonctionnement, mais aussi leurs monuments historiques, pour abattre le patrimoine et l’histoire des populations.
Dans ce contexte, la première étape pour gagner en résilience, consiste à identifier les dégâts. Une fois ceux-ci identifiés, nous procédons à ce que nous appelons la « mise en sécurité d’urgence », car beaucoup de ces bâtiments bombardés représentent des zones dangereuses qui risquent de s’effondrer. Il faut dégager les gravats, identifier les matériaux -ceux qui peuvent être recyclés et ceux qui doivent être complètement évacués-. Parfois, la fragilité du bâtiment est telle qu’il vaut mieux démolir avant de reconstruire.

Quayti Sultan’s Palace, Al Qatin, Yémen (2022-2024). À la suite de la consolidation des plafonds et des parties effondrées après les bombardements, la rénovation se poursuit dans le respect des savoir-faire locaux, notamment la technique de construction en brique crue. ©Daw‘an Architecture Foundation.

Par exemple, pour le palais Quayti Sultan’s Palace à Al Qatin (Yémen), dont tous les plafonds se sont effondrés après des bombardements en 2022, il a fallu quatre mois pour dégager les gravats, consolider la structure, installer des échafaudages et stabiliser les plafonds avant d’envisager la restauration. Ce type d’intervention de sécurisation nécessite des équipes spécialisées. La partie rénovation, toujours en cours, se base elle sur des techniques de construction en briques crues séchées au soleil, locales. La résilience passe par la mobilisation des savoir-faire locaux et l’intégration des communautés dans le processus de reconstruction.

La résilience passe par la mobilisation des savoir-faire locaux et l’intégration des communautés dans le processus de reconstruction.

Est-il possible dans ces contextes d’urgence de reconstruire rapidement tout en gardant une logique durable ?

Oui, si l’on s’appuie sur les ressources et les méthodes locales. Dans différentes régions, j’ai vu combien les matériaux naturels – terre, pierre, brique – facilitent le recyclage et la reconstruction efficace. À Siwa, en Égypte, on utilise des briques faites à partir de boue saline, parfaitement adaptées au climat aride de l’oasis. Au Yémen, selon les régions, on emploie la pierre, le pisé ou la brique crue. Dans le Haut Atlas marocain, les kasbahs sont bâties en terre battue, et en Algérie, on retrouve la même logique dans les ksour du Sahara. Ces techniques sont le fruit d’un héritage partagé à travers les routes caravanières : ces grands axes commerciaux, qui traversaient le désert, reliaient l’Arabie, l’Afrique du Nord et l’Égypte, permettant la circulation des marchandises, mais aussi des idées et des savoir-faire architecturaux.

La bonne solution pour construire durable est toujours de partir du territoire, de ses ressources, de ses savoirs-faires et de son environnement, qui lui aussi est entièrement à reconstruire.
Aït Benhaddou, Maroc. Exemple emblématique d’architecture en terre crue, cette cité fortifiée classée à l’UNESCO incarne la transmission des savoir-faire vernaculaires et l’adaptation de l’habitat aux conditions arides du Haut Atlas. Un modèle de durabilité qui inspire aujourd’hui les démarches de reconstruction respectueuses du territoire et de ses ressources

Les techniques traditionnelles peuvent-elles dialoguer avec les innovations modernes ?

Oui, ce dialogue existe déjà. Dès les années 1950-1960 en Irak, des architectes modernes intégraient matériaux locaux, savoir-faire vernaculaires et design contemporain dans leurs projets. Aujourd’hui, des innovations comme l’impression 3D de terre crue ouvrent de nouvelles perspectives, mais l’essentiel reste l’intelligence constructive accumulée : murs épais, ventilation naturelle (malqaf), cours intérieures… Sur le terrain, nous transmettons ces techniques lors d’ateliers, parfois même à des architectes expérimentés. C’est ce croisement entre tradition et modernité qui permet d’innover tout en préservant l’efficacité et la durabilité.

Aujourd’hui, des innovations comme l’impression 3D de terre crue ouvrent de nouvelles perspectives.

La reconstruction peut-elle se penser sans prendre en compte l’environnement tout autour ?

Non, car dans les zones de guerre ce ne sont pas que les vies et les villes qui sont détruites, l’environnement aussi est saccagé. Les fermes, les terres agricoles, les parcs, les jardins sont anéantis. Nous travaillons avec des paysagistes pour régénérer le sol, par exemple dans la ville Shibam au Yémen, inscrite au Patrimoine de l’UNESCO. Surnommée le « Manhattan du désert », la ville et ses immeubles s’élèvent sur plusieurs étages grâce à la maîtrise de la terre crue. Mais ils ne pourraient exister sans l’irrigation des terres agricoles alentour, qui nourrit la population et stabilise l’économie locale. J’ai vu à Beyrouth ce qui arrive quand on oublie l’environnement : la disparition des espaces verts au profit de la spéculation immobilière a transformé le climat urbain en cauchemar. Partout où nous intervenons, il faut écouter les besoins de l’environnement pour reconstruire une vie durable, pour les populations comme pour la nature. L’architecture toute seule n’est pas viable ou vivable si autour, l’environnement ne suit pas.

L’architecture toute seule n’est pas viable ou vivable si autour, l’environnement ne suit pas.
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Shibam, Wadi Hadramout, Yémen. Surnommée le “Manhattan du désert”, cette cité millénaire classée à l’UNESCO fait l’objet depuis le début des années 2000 de campagnes de réhabilitation, intensifiées après les inondations majeures de 2008 et les conflits récents. Au-delà de la restauration des célèbres tours en terre crue, les interventions menées encore récemment portent aussi sur la revitalisation des jardins, la remise en état des systèmes d’irrigation traditionnels et la gestion durable des terres agricoles environnantes, essentiels à l’équilibre écologique et à la vie de la communauté. ©Daw‘an Architecture Foundation.

Quel est le rôle des populations locales dans ces processus de réhabilitation ?

La construction est un processus continu, surtout quand on travaille avec l’environnement. Rien n’est mis en pause : former les habitants aux techniques locales et recycler les matériaux existants est souvent plus rapide et efficace que d’importer des solutions industrielles. Avec le Earth Architecture Lab, fondation londonienne que j’ai créée en 2021, nous formons de jeunes architectes pour transmettre ces savoir-faire, car la tradition devient alors une vraie force pour reconstruire, même dans l’urgence. En Somalie, par exemple, nous développons des refuges pour déplacés sur des terres arides. Ce sont des camps censés être temporaires, mais qui durent souvent des années : il faut donc aller au-delà des tentes et proposer des habitats dignes et adaptés. Là-bas, il n’y a ni égouts, ni accès à l’eau, ni agriculture. Notre première étape consiste donc à étudier comment relancer l’agriculture : toute terre peut être cultivée si on apporte de l’eau. Nos équipes travaillent en parallèle sur l’eau, la culture, l’assainissement et la conception des habitats selon les traditions locales. C’est cette approche globale, centrée sur la formation et l’adaptation au contexte, qui permet une reconstruction durable, rapide et adaptée.

Former les habitants aux techniques locales et recycler les matériaux existants est souvent plus rapide et efficace que d’importer des solutions industrielles.

Les dômes Al Habib Abu Bakr sont emblématiques de la région d'Hadramout au Yémen et témoignent de la richesse du patrimoine architectural en terre crue. Fruit d'une collaboration étroite entre le Earth Architecture Lab et la communauté locale, il s'agit d'un véritable laboratoire d'expérimentation, où l'utilisation de matériaux locaux, la transmission des savoir-faire aux artisans et l'implication active des habitants sont au cœur de cette démarche durable, qui vise à préserver l'identité culturelle et à renforcer la résilience de la communauté face aux changements climatiques. ©Salma Samar Damluji

Vous faites partie du jury du Global Award for Sustainable ArchitectureTM. Pourquoi avoir choisi de vous investir dans ce prix ?

Le Global Award for Sustainable Architecture est une communauté pleine de ressources, riche et plurielle. C’est une plateforme essentielle pour faire émerger des architectes engagés, porteurs de solutions innovantes et ancrées dans le réel. Elle permet de partager des expériences concrètes et des approches durables adaptées à chaque contexte. Pour moi, c’est aussi l’occasion de valoriser des pratiques trop peu connues, issues aussi bien de la tradition que de l’innovation.

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