Roland Pearson, Vice-président et Directeur exécutif du Terwilliger Center for Innovation in Shelter, une division d’Habitat for Humanity International, et Carolina Montano Owen, Responsable technique Bâtiments durables du World Green Building Council partagent leur vision sur cette question essentielle.
Que signifie l’innovation dans la construction durable?
Quels défis doit-elle relever?
C. M. O. : La construction durable, tout comme la durabilité en général, est un concept en constante évolution. À ce titre, l’innovation est indissociable de ces changements. Pour atteindre une durabilité réelle, nous devons trouver des solutions capables de stimuler la croissance économique tout en préservant l’environnement et en tenant compte des impacts sociaux. Bien que nous ayons beaucoup progressé, nous n’avons pas encore atteint cet équilibre délicat. C’est pourquoi l’innovation reste essentielle. Les concepteurs et constructeurs ont toujours cherché à optimiser le temps et les ressources, ce qui est essentiel à la réussite d’une entreprise, mais, aujourd’hui, avec l’augmentation des catastrophes climatiques et leur impact accru sur les infrastructures, la décarbonation et la résilience deviennent des priorités. Ensemble, ces changements donnent un nouvel élan à l’innovation au profit de pratiques de construction plus durables.
R. P. : Innover pour la construction durable implique bien sûr de continuer à inventer de nouvelles solutions, comme des matériaux bas carbone ou plus résilients. Mais cela ne suffit pas. Sans déploiement à grande échelle, ces innovations n’ont pas assez d’impact. Prenons le secteur du logement : depuis près de 50 ans, Habitat for Humanity International se consacre à la construction de logements abordables dans le monde. Notre modèle reposait sur la construction de maisons avec les communautés et des bénévoles, mais nous avons réalisé, il y a une dizaine d’années, que cette approche ne suffisait pas à répondre aux besoins mondiaux. Selon l’ONU, 2,8 milliards de personnes n’ont toujours pas accès à un logement décent. Face à ce défi, et parce que nous pensons que l’innovation est essentielle pour le relever, Habitat for Humanity a créé le Terwilliger Center for Innovation in Shelter. Au Terwilliger Center, nous ne construisons pas directement et ne nous concentrons pas uniquement sur les nouveaux matériaux et designs. Nous visons plutôt à transformer les marchés pour mieux servir les communautés à faibles revenus. Le problème n’est pas tant le manque d’innovation que l’incapacité du marché à fournir des logements abordables à ceux qui en ont le plus besoin. Nous nous appuyons donc sur l’innovation pour faire évoluer le marché et créer des solutions évolutives.
Faut-il tout réinventer pour construire durablement?
C. M. O. : Nous n’avons pas besoin de réinventer la roue. Parfois, il suffit d’examiner des solutions éprouvées par le passé, mais peut-être négligées, ou d’identifier des solutions qui fonctionnent dans d’autres parties du monde. Nous devons juste les adapter grâce à un processus itératif d’apprentissage et de collaboration. Si quelque chose fonctionne ailleurs, pourquoi ne fonctionnerait-il pas ici? Par le passé, nous n’avions pas d’outils digitaux pour concevoir nos bâtiments, et il fallait procéder par tâtonnements pour les rendre plus durables. Maintenant que nous les avons, nous pouvons concevoir nos bâtiments bien plus rapidement. Ces outils évoluent et sont toujours plus interconnectés, ce qui rend nos conceptions plus fiables et plus efficaces. Les villes utilisent de plus en plus les données de prospective pour évaluer l’efficacité énergétique des bâtiments et l’améliorer et contribuent ainsi aux objectifs de réduction des émissions de CO2 tout en donnant la priorité à la résilience. En fait, ces solutions ont toujours existé, l’innovation nous aide simplement à les porter à un niveau supérieur.
R. P. : Au Terwilliger Center for Innovation in Shelter, nous ne cherchons pas à créer le prochain produit ou design révolutionnaire, mais plutôt à améliorer des systèmes et des marchés pour mieux servir les populations à faibles revenus. Cela signifie souvent aider les acteurs de l’industrie à repenser les chaînes d’approvisionnement, optimiser les structures de coûts et atteindre de nouveaux segments de marché, en particulier les ménages à faibles revenus. Personnellement, je préfère le terme « ingéniosité » à celui d’« innovation ». L’ingéniosité, c’est prendre quelque chose qui existe déjà et l’adapter pour lui donner un nouvel usage. Par exemple, nous n’avons pas inventé la peinture ultra-blanche, les moustiquaires ou le plâtre. Ce sont des matériaux simples, mais leur mise à l’échelle est essentielle pour résoudre le déficit qualitatif en matière de logement. D’aucuns diront qu’il ne s’agit pas vraiment d’innovation, et cela ne me dérange pas. Mon équipe a fait preuve d’ingéniosité pour trouver comment associer ces matériaux existants de la manière la plus efficace possible. Nous avons réuni les technologies, les conceptions et les matériaux adaptés pour créer des solutions abordables, accessibles et durables pour les petits entrepreneurs et les communautés. Nous n’avons rien inventé, mais nous les avons fait fonctionner ensemble d’une nouvelle manière. À mon avis, c’est ainsi que nous pourrons généraliser ces solutions.
UN EXEMPLE D’APPROCHE INNOVANTE GLOBALE
BUREAUX DE L’ADMINISTRATION MUNICIPALE DE RAVENNE. La conception de ce bâtiment repose sur l’optimisation de l’efficacité énergétique, en exploitant au mieux les caractéristiques de l’enveloppe du bâtiment. Une attention particulière a ainsi été portée à la lumière et la circulation naturelle de l’air. Cela se traduit notamment par l’utilisation de toitures végétalisées, de grands vitrages isolants et l’architecture spectaculaire des façades qui fait office de pare-soleil. Dès les premières phases de conception, l’utilisation de matériaux écologiques a été privilégiée. Par ailleurs, chaque élément peut être remplacé ou entretenu individuellement, sans nécessiter un démontage complet. Cette approche permet d’optimiser le coût global de maintenance et de gestion tout au long du cycle de vie du projet. © lorenzoBartoli for Saint-Gobain
D’après vous, quelles innovations en matière de construction durable ont eu l’impact le plus significatif et les effets les plus transformateurs?
C. M. O. : On a beaucoup innové dans la conception des bâtiments ces dernières années, à commencer par les matériaux, un domaine où des progrès notables ont été accomplis pour créer des options plus durables. La R&D a également permis d’optimiser les ressources utilisées à la fois dans les produits eux-mêmes et dans leurs procédés de fabrication, comme l’énergie et l’eau. Il y a aussi une demande accrue pour des déclarations environnementales de produits pour garantir la sécurité des matériaux tout au long de leur cycle de vie.
Concernant les modes de construction, des améliorations majeures ont été apportées pour réduire les déchets et renforcer le recyclage. Par exemple, le suivi de l’utilisation de l’eau pendant la construction se généralise aujourd’hui, car les entreprises ont pris conscience de son importance. Les évaluations modernes du cycle de vie gagnent aussi du terrain dans la conception des bâtiments. Des concepts comme la construction modulaire facilitent la réutilisation d’éléments de construction, ce qui garantit la pérennité de leur valeur. Les bâtiments conçus dans une optique de résilience, c’est-à-dire capables d’être facilement reconstruits ou adaptés après une catastrophe, sont de plus en plus courants. Cela permet de faire face aux difficultés avec plus de rapidité et de souplesse. Toutes ces innovations contribuent à transformer notre approche de la construction, en la rendant plus durable et plus évolutive.
R. P. : Créer des voies d’accès pour que les ménages à faibles revenus puissent bénéficier des solutions de construction innovantes et de haute qualité existantes est un aspect crucial, mais souvent négligé, de la transformation du marché de la construction durable. Les changements dans la politique de financement du logement et l’inclusion explicite du logement dans les taxonomies vertes en sont deux approches. Il est aussi essentiel de soutenir les institutions financières dans l’accès au capital à long terme et le développement de produits de crédit pour le logement. L’une des plus grandes réussites d’Habitat for Humanity dans ce domaine est le MicroBuild Fund, un fonds de 100 millions de dollars axé sur les services financiers pour le logement abordable. Il a permis de lever plus de 1,2 milliard de dollars de capitaux pour aider 250000 ménages dans 33 pays. Son véritable succès réside dans le ratio de levier 10:11). Nos 100 millions de dollars ont attiré des investissements d’institutions financières qui ont vu dans le logement abordable une activité rentable. Depuis, le financement de logements abordables s’est bien développé et les institutions investissent dans ce secteur.
(1)Mécanisme de levier financier où chaque dollar investi permet de générer dix dollars d’investissements supplémentaires
Quels sont les facteurs clés pour généraliser ces solutions innovantes?
C. M. O. : Les systèmes de certification constituent sans doute un des moteurs majeurs d’innovation de la construction durable. À un moment donné, nous avons dû clarifier des expressions comme « bâtiment haute performance ». Que signifiaient-ils? Les systèmes de certification ont contribué à l’établissement de normes mondiales en prenant en compte l’impact des bâtiments sur les utilisateurs et leur impact global sur les communautés. Cette évolution a entraîné des progrès majeurs partout dans le monde. En Amérique du Sud, par exemple, la construction durable s’est développée grâce au secteur privé qui a réalisé l’importance de construire des bâtiments plus efficaces. Ces bâtiments sont plus économes en ressources, notamment en énergie et en eau, tout en augmentant la productivité et en améliorant le bien-être de leurs occupants. La généralisation des innovations liées à la construction durable passe aussi par le développement de nouvelles politiques. Des groupes d’experts, comme Buildings Breakthrough, aident les gouvernements à élaborer des feuilles de route pour atteindre leurs objectifs de durabilité. Enfin, sans incitations financières, il serait difficile de généraliser leur adoption.
R. P. : La construction durable doit impérativement prendre de l’ampleur. Un effort concerté de toutes les parties prenantes est nécessaire pour insuffler un véritable changement. Il est essentiel que davantage de personnes adoptent cette approche et prennent en compte des facteurs tels que le comportement des consommateurs, les cadres réglementaires et l’impact social. De nombreuses entreprises montrent que les solutions fonctionnent lorsqu’on se concentre sur la collaboration avec les communautés. Nous misons sur l’effet de démonstration, en privilégiant par exemple les projets pilotes plutôt que les recherches théoriques. Généraliser ces solutions implique également de s’assurer qu’elles sont adaptées aux communautés, tenant compte de facteurs comme l’accessibilité financière, la demande et les préférences locales. Adopter une approche de conception centrée sur l’humain, pour garantir des solutions efficaces, évolutives et bénéfiques à l’ensemble de la communauté, est essentiel.
Pour terminer, le changement culturel est-il la clé d’une véritable innovation dans le domaine de la construction durable? Comment l’impulser?
C. M. O. : Pour innover dans la construction durable, il faut des avancées concrètes, comme de nouveaux matériaux et outils, mais aussi changer les mentalités. Ce changement est essentiel pour des concepts comme la circularité. Si beaucoup associent la circularité à la gestion des déchets et au recyclage, il faut aussi changer notre perception des matériaux secondaires de substitution. Les consommateurs privilégient souvent les produits neufs, mais les fabricants peuvent les convaincre de la qualité égale des matériaux recyclés avec des certifications. Pour faire évoluer la demande et favoriser la durabilité, nous devons changer notre regard sur ces matériaux et les considérer comme réutilisables plutôt que comme des déchets.
R. P. : Si vous demandez à des passants ce que signifie pour eux l’innovation en général, et non spécifiquement pour le logement durable, beaucoup imagineront une application ou quelque chose d’inédit. Dans le domaine de la construction, cela peut être un nouveau matériau, une technologie qui transforme le plastique en briques ou un enduit améliorant le refroidissement. Ces innovations sont importantes, mais ce qui compte vraiment, c’est ce qui répondra aux besoins des millions de personnes qui sont toujours sans logement. Il s’agit davantage d’un changement culturel. C’est un changement dans la manière de valoriser l’apport des communautés pauvres et à faibles revenus, en les écoutant au moment de la conception de nouvelles solutions. Sur le marché de l’autoconstruction, le défi est plus complexe, car les acteurs du marché, comme les petits entrepreneurs et les entreprises locales, sont fragmentés. Les médias peuvent être un outil puissant pour y contribuer. Par exemple, au Kenya, plus d’un million de téléspectateurs hebdomadaires ont regardé Tujenge – Build it Better, une émission ludo-éducative sur les défis et les techniques de la construction que nous avons codéveloppée avec le Nation Media Group d’Afrique de l’Est.