Face à la destruction des villes et des infrastructures au Moyen-Orient, quelles sont les premières étapes à mettre en place pour amorcer une reconstruction résiliente ?
La destruction des villes cible en premier lieu leurs infrastructures pour paralyser les réseaux d’électricité, d’égouts, d’eau et les services du quotidien, mais aussi leur tissu historique et leurs monuments , pour anéantir le patrimoine culturel de ces lieux.
Dans ce contexte, la première étape pour gagner en résilience, consiste à identifier et évaluer l’étendue et la nature des dégâts. Une fois cette évaluation faite, on met en œuvre des mesures d’urgence et de sécurité, car les bâtiments bombardés ou effondrés sont dangereux et à haut risque d’effondrement. Il faut déblayer les gravats et trier les matériaux pour le recyclage. Parfois une structure est si fragile et instable qu’elle ne peut être restaurée et doit être démolie avant de reconstruire.
Par exemple, pour le palais Quayti Sultan’s Palace à Al Qatin (Yémen), dont tous les plafonds s’étaient effondrés à la suite de pluies saisonnières successives, lorsque nous avons commencé en 2022, il a fallu quatre mois pour dégager les gravats, consolider la structure, installer des étais et des échafaudages afin de stabiliser l’ensemble avant d’envisager reconstruction et restauration. Ces mesures de sécurité requièrent une équipe spécialisée de maîtres bâtisseurs. La restauration, qui s’est poursuivie après 2024, repose aussi sur des techniques locales utilisant des briques de terre séchées au soleil et des traitements d’étanchéité à la chaux. La résilience est obtenue en mobilisant le savoir-faire local des maîtres bâtisseurs et artisans, en intégrant les communautés au processus de reconstruction.
Est-il possible dans ces contextes d’urgence de reconstruire rapidement tout en gardant une logique durable ?
Oui, si l’on s’appuie sur les ressources et les méthodes locales. Dans différentes régions, j’ai vu combien les matériaux naturels – terre, pierre, brique, shiste – facilitent le recyclage et la reconstruction efficace. À Siwa, en Égypte, on utilise des briques faites à partir de boue saline, parfaitement adaptées au climat aride de l’oasis. Au Yémen, selon les régions, on emploie la pierre, le pisé ou la brique crue. Dans le Haut Atlas marocain, les kasbahs sont bâties en terre battue, et en Algérie, on retrouve la même logique dans les ksour du Sahara. Ces techniques sont le fruit d’un héritage partagé à travers les routes caravanières : ces grands axes commerciaux, qui traversaient le désert, reliaient l’Arabie, l’Afrique du Nord et l’Égypte, permettant la circulation des marchandises, mais aussi des idées et des savoir-faire architecturaux.

Les techniques traditionnelles peuvent-elles dialoguer avec les innovations modernes ?
Oui, ce dialogue existe déjà. Dès les années 1950-1960 en Irak, des architectes modernes intégraient matériaux locaux et savoir-faire vernaculaires dans leurs projets contemporains. Aujourd’hui, des innovations comme l’impression 3D de terre crue ouvrent de nouvelles perspectives, mais le concept essentiel reste l’intelligence constructive accumulée : murs épais, ventilation naturelle (malqaf), cours intérieures… Sur le terrain, nous transmettons ces techniques aux architectes et lors d’ateliers. L’intégration de la tradition dans la modernité permet d’innover tout en assurant efficacité et durabilité.
La reconstruction peut-elle se penser sans prendre en compte l’environnement tout autour ?
Non, car ce ne sont pas seulement les vies humaines et les villes qui sont détruites dans les zones de guerre, c’est aussi l’environnement. Fermes, terres agricoles, parcs et jardins sont anéantis. Dans ce cas, nous travaillons avec des paysagistes et des experts environnementaux pour régénérer aussi les sols. Prenons l’exemple de la ville de Shibam au Yémen, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Surnommée le « Manhattan du désert », cette ville aux tours de huit étages en briques de terre séchées est un témoignage du génie et de la maîtrise de cette technique. Mais la ville ne pourrait exister sans la culture agricole environnante, qui assure durabilité, couverture climatique et écosystème équilibré pour le tissu urbain et sa communauté. À Beyrouth, j’ai vu ce qui se passe quand l’environnement est éradiqué par la guerre et l’exploitation : la disparition des espaces verts au profit de la spéculation immobilière a eu un impact irréversible sur le climat urbain. Où que nous travaillions, nous devons considérer et soigner l’environnement afin de reconstruire une vie durable pour les gens et la nature. L’architecture seule n’est plus viable ni vivable si l’environnement est exclu.
Quel est le rôle des populations locales dans ces processus de réhabilitation ?
La construction est un processus continu, surtout lorsqu’on travaille avec l’environnement. Rien n’est figé : former les habitants aux techniques locales et recycler les matériaux existants est souvent plus rapide et plus efficace que d’importer des solutions industrielles. Avec le Earth Architecture Lab, une fondation basée à Londres que j’ai créée en 2021, nous nous concentrons sur la formation des jeunes architectes pour transmettre ces savoirs et devenir une véritable force de reconstruction, même en situation d’urgence. En Somalie, par exemple, nous développons des projets de logements pour les déplacés sur des terres arides. Ces camps de réfugiés sont censés être temporaires mais deviennent invariablement permanents : il faut aller au-delà des tentes ou des préfabriqués et offrir un hébergement adapté et digne. Dans ces lieux, il n’y a ni installations sanitaires, ni égouts, ni accès à l’eau, ni terres agricoles. Notre première étape est donc d’étudier la manière de relancer l’agriculture : toute terre peut être cultivée si l’eau est disponible. Nos équipes travaillent en parallèle sur le stockage de l’eau, la permaculture, l’assainissement et la conception d’habitats en lien avec la culture et les traditions locales. C’est cette approche, centrée sur la formation et la réponse au contexte, qui permet une reprise durable, rapide et appropriée pour les communautés en construction.
Les dômes Al Habib Abu Bakr sont emblématiques de la région du Hadramout au Yémen et illustrent la richesse du patrimoine architectural en briques de terre. Résultat d’une collaboration étroite entre notre équipe de la Dawan Mud Brick Architecture Foundation et la communauté locale, ce projet constitue un véritable laboratoire expérimental, où l’usage de matériaux locaux, la transmission des savoirs par les maîtres bâtisseurs et artisans, avec l’implication active des habitants, dont la formation in situ de jeunes architectes et volontaires, sont au cœur de notre approche durable. Une approche éclairée par l’identité culturelle pour renforcer la résilience de la communauté face aux catastrophes naturelles et au changement climatique. ©Salma Samar Damluji
Vous faites partie du jury du Global Award for Sustainable ArchitectureTM. Pourquoi avoir choisi de vous investir dans ce prix ?
Le Global Award for Sustainable Architecture™ est une communauté riche et diversifiée, pleine de ressources. C’est un tremplin essentiel pour les architectes engagés dans des solutions alternatives innovantes. Il permet d’échanger et de partager des expertises pratiques et des approches durables adaptées à différentes cultures et environnements, en créant un dialogue absent dans la profession. Pour moi, c’est la reconnaissance et la validation de mes projets et de ma pensée, qui ont remis en question la profession en travaillant avec l’architecture de terre alternative.
Lire aussi :
Les 5 Lauréats 2025 du Global Award for Sustainable Architecture™